Wednesday, September 25, 2019

Troisième jugement

Guèbrè Sellassié, Chronique du règne de Mémélik, roi des rois d'Ethiopie, 1930

CHAPITRE XXII, jugement (t. I, pp. 113-115)

En ce temps-là, le roi prononça un troisième jugement rempli d'une étonante sagesse.


Il y avait dans la provance d'Ifat(1) un homme qui, au moment de mourir, dit à un de ses amis : "Je vous recommande de veiller sur mon fils et sur son rest(2)." Après quoi il mourut. Son ami profita de l'héritage jusqu'à ce que l'enfant eût grandi. A ce moment, comme celui-ci était capable de s'occuper lui même de ses terres, il dit à l'autre: "Rends-moi l'héritage de mon père." -"Non je ne te le rendrai pas", répondit celui-ci. De là naquit entre eux une haine farouche.

Plusieurs années après, dans le dessein de se réconcilier, ils décidèrent de porter leur affaire devant les dagnotch(3) de la ville(4) et ils partirent ensemble vers cette ville. Arrivés à Djib-ouacha, ils s'assirent pour déjeuner. Des gens de leur pays qui passaient et connaissaient leur inimitié invétérée furent étonnés de les manger ensemble. Après cela, parvenus au pays appelé Gammegna(5), celui qui avait promis d'être le tuteur de l'enfant feignit d'être malade et se coucha. Or son fils qui était avec lui, tandis que l'orphelin était seul, dit alors: "O mon père, tu te couches dans le désert alors que la nuit arrive. Quoique tu sois malade, essaye de te lever et de marcher peu à peu afin que nous puissions nous réfugier dans un village." L'autre, voyant la nuit arriver;répondit:"Vous avez raison, mes enfants, mettez-moi sur le mulet et allons au prochain village." Mais, au moment où l'orphelin lui amenait le mulet, il lui trancha la tête avec son sabre.

Le père et le fils attachèrent une grosse pierre au cadavre et le précipitèrent dans un lac, puis, ayant pris avec eux ses habits et son couteau, ils les jetèrent dans un ravin appelé Ouat(6) dans le pays de Tègoulèt (7). Or cet endroit est ainsi appelé parce qu'il forme comme un trou, une crevasse au milieu des terres. Il est très profond : si l'on y jette une pierre, on ne l'entend tomber qu'au bout de deux minutes. De l'autre côté du précipice, vers le qolla, bien que le passage soit étroit, les petits enfants peuvent s'y glisser.

Un jour que des enfants étaient venus là pour jouer (8), ils découvrient un sabre et un beurnous (9), ainsi qu'un sourri(10) et un chemma(11) collés l'un à l'autre par le sang. Ils apportèrent ces objets à leurs parents qui les montrèrent au chef du pays; celui-ci vint le présenter au roi.

Les proches parents de l'orphelin, restés sans nouvelles de lui et affligés de ne pas le voir revenir, allaient de tous côtés à se recherche. Ils apprirent à la fin que, dans un lieu appelé Djib-ouacha, on l'avait vu manger avec son ennemi, et que, plus loin, on l'avait aperçu, aussi avec lui dans la plaine de Gamègna; en outre que, dans le ravin de Ouat, on avait découvert un chemma et un sabre et que ces objets avaient été apportés aux autorités. Sachant tout cela, ils vinrent trouver le roi et lui dirent: "Le roi non seulement découvre les secrets des hommes, mais même l'intérieur de la terre. Or le meurtre de notre frère est demeuré impuni. Aussi nous te demandons, ô roi, de prendre en mains la cause du sang de notre frère(12)."

Alors le roi leur demanda : "Dans son pays, avait-il un ennemi?" Et ceux-ci répondirent : " Oui, justement, il en avait un, appelé un tel." Et le roi ordonna: " Que cet homme soit pris et conduit ici !"

Quand il parut au tribunal où les accusateurs se tenaient à droite et l'accusé à gauche (13), le roi demanda à celui-ci : "Avais-tu des démêlés avec cet enfant-là? " L'accusé répondit : " Oui, c'était mon ennemi."

Alors le roi : "Etant réconciliés et voyageant ensemble, est-ce que vous ne vous êtes pas arrêtés pour déjeuner à Djib-ouacha?" Et encore: "Dans la plaine de Gammègna, ne t'es-tu pas couché en disant que tu étais malade? Est-ce que cet enfant qui est mort n'était pas avec toi?" Il répondit : "Nous ne nous sommes pas réconciliés. Comment serait-il venu avec moi et aurions-nous mangé ensemble?" Alors le roi: "Puisque tu dis que c'est faux, qu'on temoigne contre toi!" Et lui: "C'est bien. Si l'on peut me prouver que j'ai tort, que je sois puni !"

Alors le roi dit aux parents du mort : "Présentez vos témoins (14)." Ceux-ci s'approchèrent et, témoignant devant le roi contre l'accusé, prouvèrent qu'il était coupable. Mais l'accué : " Ces témoins sont des inventeurs, car, au jour dont ils parlent, j'étais chez un tel et un tel. Que ces derniers soient entendus !" Le roi dit: " Puisque tu parles ainsi, je ne t'empecherai pas de faire comparaître tes témoins", et il ordonna de faire venir ceux-ci.

Or ces témoins déclarèrent à l'accusé devant le roi: "Non seulement tu n'as point paru dans notre maison ce jour-là, mais jamais tu n'y es venu." Alors le roi: "Tu n'as pas voulu accepter le témoignage des premiers témoins; tu viens d'être confondu par ceux que tu as toi-même invoqués; tu ne saurais éviter la mort. Avoue donc franchement toute la vérité afn déchapper au moins à la mort éternelle." Il répondit: "C'est vrai ! A cause d'une femme, mon fils qui est ici et cet orphelin étaient en querelle; un jour même, comme mon fils l'avait frappé à l'improviste, moi, voyant que cette affaire ne finirait pas, je l'ai terminée." A ce mot, le fils dit : " Menteur ! Pourquoi parler ainsi? Lorsque le soir est arrivé, tu as dit: Je suis malade et tu t'es couché dans la plaine de Gammègna; puis, quand la nuit est tombée, c'est toi qui l'as frappé avec ton sabre. Après que tu lui eus attacé une pierre au cou, est-ce que nous ne l'avons jeté avec son chemma dans les profondeurs du lac?" De cette façon, toute l'affaire fut éclaircie aux yeux des chefs et de l'armée.

Le roi reprit: "Toi et ton fils, vous n'écapperez pas à la mort: avoue donc toute la vérité." L'accusé, ainsi pressé d'interrogations, répondit: "Oui, c'est moi qui l'ai tué." Alors le roi dit aux chefs, aux soldats et aux docteurs: "Portez le jugement !" Et tous de répondre :"Le père doit mourir ! Quant au fils, puisqu'il a participé au crime, qu'il soit encainé!" (15) Puis, les docteurs, ayant consulté le Fetha - Nèguèst, prononcèrent la condamnation à mort. (16)

Alors il fut livré aux zèbègna.(17) Mais, saisissant un rasoir qu'il avait caché sous son aisselle, il se coupa la gorge et tomba. Les zèbègna, croyant qu'il était mort, le tirèrent par les pieds jusqu'à l'endroit réservé aux exécution (18) et l'y jetèrent. A ce moment, un parent de l'orphelin  s'écria: "Je n'épargnerai même pas son cadavre !" Et il le frappa d'un coup de lance. Mais celui qu'on avait cru mort se redressa et se mit à courir. On le poursuivit et on l'acheva.(19)

Comme ce jugement était un des premiers de Ménélik, nous l'avons raconté: mais il nous est impossible de transcrire tous les jugements rendus depuis par lui, car, comme il est ditdes oeuvresdu Christ: " Si l'on écrivait tout, le monde entier ne suffirait pas à contenir les livres où cela serait raconté."(20)


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(1) C'est le nom que l'on donne encore parfois à la partie orientale du Choa, entre la chaîne des monts d'Ankobeè et l'Aouach (Rochet D'Hericourt, Voyage..., 564-265; Krapf, Reisen..., t.I, p. 62). Ses limites assez incertaines (cf. Basset dans Hist. de la conq. de l'Abyssinie, p. 52 n. I) sont aujourd'hui restreintes aux hauts plateaux au N. E. d'Ankobèr.
(2) Terre à titre hérédtaire; cf. supra, p. 62 n. 2.
(3) Pluriel de dagna, terme générique pour juge. Sur le rôle du dagna, juge de première instance, voir Pollera, L'ordinamento della giustizia e la procedura inddigena in Etiopia, pp. 39-43.
(4) Probablement Litché où Ménélik avait alors sa résidence.
(5) Au S. O. de Djib-ouacha dans la provance de Tègoulèt.
(6) "Avale, engloutis." Krapf donne de cette fissure une description qui concorde avec celle de notre chronique (Isenberg et krapf, Journals..., 278-279).
(7) Province immédiatement au S. du Mènz avec de nombreux torrents très encaissés, ce qui en rend l'accès difficile (Isenberg et krapf, loc. cit.; Harris, t. II, pp. 53-54; Soleillet, p. 85).
(8) Sur les jeux des enfants en Ethiopie, voir Cohen, Jeux abyssins.
(9) Mot arabe qui, en Ethiopie, désigne une pèlerine de laine noir avec un capuchon; les hommes portent celui-ci sur l'épaule gauche, les femmes, au milieu du dos (Cecchi, t. I, p. 331).
(10) Caleçon de cotton blanc pour hommes qui descend jusq'aux chevilles (Cecchi, t. I, p. 328).(11) Chemma veut dire toile de cotton, mais le mot désigne ici le vêtement que portent en Ethiopie les hommes comme les femmes et qui correspond assez exactement à la toge antique. Le chemma, appelé d'abord au Choa taube ou tob, mot somali (Rochet d'Hericourt, Voyage..., p. 156; Paulitscke, Ethnographie..., t. I, p. 86) et qui prend, comme on le verra, différents noms, suivant la qualité du tissu et les ornements qu'il comporte parfois, est formé de trois lés de coton blanc cousus ensemble et composant un rectangle d'environ 4 m. 80 de long sur 2 m. 80 de large (Arn. D'Abbadie, Douze ans..., pp. 57-58). Les Abyssins s'enroulent dans ce vêtement pour la nuit et, dans la journée, s'y drapent de manières tres diverses selon les circonstances ou ils se trouvent et les personnes devant qu'ils se présentent (M. Parkyns, t. II, pp. 7-10; Arn. D'Abbadie, ouv. cit., pp. 57-63; Cecchi, t. I, pp. 329-332; Duchesne-Fournet, t. II, pp. 289-295, fig.; Documents ethnogr. d'Abyssinie, pp. 289-295, fi.; Rohrer, Die Tracht der Amhara).
(12) La vengeance du sang versé est un devoir sacré pour les parents de la victime (Sapeto, Etiopia, pp. 71-72). N'ayant pu l'accomplir, la famille de l'orphelin s'adresse au roi pour faire une enquête.
(13) Ce sont, comme chez nous, les places respectives des parties.
(14) Sur le témoignages oral et le sermant, cf. le Fetha-Nèguèst, ch. XLIII. Suivant Cecch, p. 361, note, les témoignages ne valent que s'ils sont au nombre de trois au moins. Cf. Pollera, ouv. cit. pp. 55 - 60.
(15) L'enchaînement est ici, non comme d'habitude, une mesure preventive, mais une peine. Pendant longtemps il n'y pas eu de prison en Ethiopie, sauf pour les condamnés politiques (Arn D'Abbadie, Douze ans..., pp. 460-461; Wylde, Modern Abyssinia, p. 310' Collat, L'Abyssinie actuelle, p. 54). Le condamné de droit commun restait rivé à son gardien jusq'à ce pût faire accepter aux parents de la victime et payer à ceux-ci une compensation pécunaire.
(16) Cf. supra, p. 106 n. 3.
(17) C'est-à-dire aux gardes royaux (cf. supra, p. 78 n. I) lesquels l'auraient à leur tour remis aux parents de la victime afin qu'il subit la paine du talion, usage ancien (Lobo, ouv. cit. p. 98) et qui subsiste encore de nos jours malgré le progrès des moeurs (cf. Collat, loc. cit; Annaratione, In Abissinia, p. 380)."Dans cet Empire", écrit Bruce (t. III, p. 325), "dès qu'on regarderait ce délai comme trop cruel; mais on le conduit immédiatement au lieu du supplice, et son arrêt est executé"
(18) Aujourd'hui encore à Addis-ababa la plaine qui s'étend au-delà de la gare du chemin de fer est le théâtre de ces sortes d'exécutions. Pour les gens poursuivis et condamnés à la requête des autorités (brigands, rebelles, marchands d'esclaves), ils sont pendus à un gros arbre sur la place du Marché, généralement le samedi, jour d'affluence, et restent exposés là pendant un temps variable (Haentze, Am Hofe des Kaisers Menelik, p. 102; Rey, Unconquered Abyssinia, pp. 115-117).
(19) A coup de lances et de sabres (cf. supra, p. 90), mais ici, c'était par application de la loi du talion; Rentze et Collat, loc. cit., Reymond (témoin d'une exécutin de ce genre à Harar, en 1909), La route de  l'Abbai noir, pp. 17-24.
(20) Jean, XXI, 25.

GLOBAL CONFLICT AND DISORDER PATTERNS: 2020

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